L'invention du patrimoine mondial
L’AAFU, l’Association des anciens fonctionnaires de l’Unesco, a le plaisir de présenter le second des cahiers édités par son Club Histoire. Rappelons que ce club est né de la constatation assez banale que les « anciens » sont dépositaires d’un patrimoine d’expériences qu’il serait regrettable de laisser disparaître ; rappelons aussi qu’il entend offrir des matériaux de première main aux historiens qui voudront se pencher sur les aventures de la coopération internationale dans la seconde moitié du XXe siècle.
Mémoire n’est pas histoire – nous en sommes tous conscients – mais elle en est la condition, le soubassement. Ce que les « anciens » peuvent faire mieux que tant d’autres, c’est collecter des souvenirs, révéler de petits et de grands
« secrets », qu’ils sont les seuls à connaître et à pouvoir faire sortir de l’ombre des archives ou des gisements de l’inédit. De plus, par rapport aux observateurs externes, ils ont un atout : ils possèdent une clé de décryptage
« de l’intérieur », la capacité de lire entre les lignes de l’étrange littérature des rapports officiels, de percer l’ouate de cette langue de velours, d’en interpréter les euphémismes, les litotes, les allusions...
Ce deuxième cahier en est la preuve éclatante. Les deux auteurs, en présentant leur témoignage en parallèle, ont réussi l’exploit de rendre vivante, et par moments passionnante, une matière à première vue anodine, voire aride. Cela est dû à la manière dont ils ont reconstitué la succession des événements : en montrant l’enchaînement des faits dans leur devenir, en laissant entrevoir à chaque pas les diversions possibles, et en laissant planer jusqu’au bout l’incertitude sur la direction qui finalement serait prise, pour aboutir à cette captivante « invention » du patrimoine mondial culturel et naturel.
« Invention » : le mot est repris du titre. Pourquoi ce terme ? Invention, on le sait, était, pour l’orateur antique, une trouvaille percutante et l’art de l’énoncer ; pour l’explorateur, la découverte d’une terre inconnue ; pour le musicien, une composition en forme libre… Invention est, pour l’archéologue, la mise au grand jour de restes ensevelis ; pour le savant, le dévoilement d’une loi cachée derrière les apparences du réel ; pour le philosophe, la formulation d’un nouveau concept révélateur ; pour l’écrivain et l’artiste, la création d’une forme inédite… Or, pour nos auteurs, « invention » est un peu de tout cela, le lecteur s’en rendra compte en pénétrant dans les coulisses du récit ; car les hommes qui sont parvenus à élaborer cette Convention et à lui donner un nom, ont fait œuvre de découvreurs, tout en bâtissant le nouveau sur des concepts déjà partiellement connus, et utilisés, mais d’une manière limitée, restrictive, partielle et en tout cas pas aussi audacieusement globalisante. Et c’est cette qualité qui explique et justifie le titre du cahier.
Vues sous cet angle, même les démarches administratives ou les négociations diplomatiques, et à plus forte raison la reconstitution minutieuse des interminables discussions procédurales, perdent leur caractère « notarial » et se transforment en facteurs de dramatisation – car elles montrent bien comment les questions de forme sous-tendent toujours des débats d’idées et des conflits de pouvoir.
Une observation qui s’impose dès les premières lignes est l’importance décisive du facteur humain dans la genèse d’un projet et dans sa réalisation. Que ce soit par effet d’une intuition soudaine, de la rencontre presque fortuite avec une idée nouvelle ou de la prise de conscience de sa portée et de ses implications générales, ce récit fait apparaître à plusieurs reprises que c’est grâce à la volonté, à la ténacité, et aussi à l’adresse de quelques-uns que les potentialités d’une situation à l’état fluide s’actualisent et deviennent irréversibles, et que, somme toute, ce sont la sensibilité, l’initiative et le courage de quelques individus qui déterminent le cours des événements et transforment un destin personnel en une aventure collective.
Ces témoignages sont d’autant plus précieux que, comme les auteurs le déplorent explicitement, la documentation en la matière est parcellaire ou incomplète, les archives étant lacunaires pour des raisons multiples, dues aussi bien à des circonstances adverses qu’à la coupable incurie des hommes. Par ce cahier, ils soustraient à l’oubli un pan du passé qu’il est essentiel de conserver, non seulement pour son caractère novateur et son intérêt intrinsèque, mais aussi et encore plus pour la richesse et l’actualité de la problématique qu’il contient. Ils confirment ainsi que le Club Histoire a bien raison d’exister et de persévérer dans ses efforts.
Nino Chiappano
Association of Former UNESCO Staff Members. History Club Paris, AFUS, 2003
Auteurs: Michel Batisse; Gérard Bolla