Abeer Abu Ghaith
Entrepreneuse en technologie et activiste social
Vít Šisler
Chercheur, écrivain, concepteur de jeux et professeur adjoint d'études sur les nouveaux médias à l'université Charles de Prague
Vision pour les 50 prochaines années
Dans les 50 prochaines années… nous dotons les femmes des moyens nécessaires pour utiliser les technologies numériques comme la modélisation 3D et les NFT pour la protection du patrimoine. Des protocoles respectant différentes valeurs culturelles sont établis pour bâtir des synergies entre le patrimoine, les valeurs culturelles et la numérisation.
Dans les 50 prochaines années… la déconnexion entre culture contemporaine et patrimoine est réduite. Les jeux vidéo sont reconnus comme un outil de narration pour apprendre sur les différentes cultures et le patrimoine et partager ces connaissances.
Résumé
Le dialogue entre Abeer Abu Ghaith et Vít Šisler s'est centré sur le respect des différentes valeurs culturelles, et sur les façons dont elles sont partagées et transférées. Abeer Abu Ghaith a souligné l'importance de disposer de protocoles pour protéger différentes valeurs et le patrimoine, ajoutant que nous devons reconnaître et donner un pouvoir numérique aux femmes pour qu'elles puissent activement s'impliquer dans les activités du patrimoine. Vít Šisler a expliqué comment la fonction de narration des médias numériques peut aider à comprendre différents points de vue. Il a noté que la frontière entre le numérique et le patrimoine est en train de disparaître. Nous devrions par conséquent comprendre le potentiel et les limites des supports numériques pour qu'ils puissent bénéficier au patrimoine.
Dialogue
En fonction de votre expérience et de vos travaux, comment les réseaux de professionnels en ligne peuvent être mobilisés en faveur du patrimoine ?
Les réseaux en ligne permettent à de nombreuses femmes et jeunes de participer et de s'impliquer dans le patrimoine. Par exemple, chez MENA Alliances, nous essayons de traduire et de localiser des contenus pour les entreprises et même pour les bibliothèques. La localisation est différente de la traduction. Il s'agit de localiser du contenu en prenant en compte les valeurs de la communauté et de respecter leur culture, ce qui est important pour tous. L'autre point est que nous aidons les femmes à s'impliquer dans des activités relatives au patrimoine, comme la création de vêtements traditionnels, et nous publions leur contenu en ligne.
Nous collaborons aussi avec des entreprises spécialisées dans la chaîne de blocs qui utilisent les jetons non fongibles (NFT) pour protéger leur patrimoine et les arts. Par exemple, nous avons participé à des projets importants avec Google pour renforcer la reconnaissance vocale des dialectes arabes. Nous avons presque 16 différents dialectes arabes et chacun s'écrit d'une manière différente, même si nous utilisons la même langue. Nous impliquons les femmes et les jeunes, les encourageant à utiliser et à renforcer la reconnaissance vocale et à protéger les dialectes arabes de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord.
Quel rôle peuvent jouer les femmes, et particulièrement les jeunes, en faveur de la protection et de la promotion du patrimoine en utilisant le pouvoir de la technologie ?
Je pense qu'il est très important, en particulier pour les personnes comme nous qui vivons dans des zones en conflit de protéger le patrimoine et la culture. Il est très important d'impliquer la communauté dans la protection du patrimoine en utilisant, par exemple, les réseaux sociaux.
Vous avez dû entendre que l'année dernière une guerre a éclaté à Gaza, ce qui a suscité de nombreux dialogues et a impliqué les personnes affectées à écrire leurs histoires. En utilisant les réseaux sociaux, nous sommes désormais plus impliqués en tant que communauté pour raconter notre histoire, ce qu'on ne pouvait pas faire avant. En ayant recours à la nouvelle technologie, comme les NFT, nous pourrons aussi protéger notre patrimoine, notamment dans la région du Moyen-Orient, un lieu où se produisent de nombreux conflits. L'Iraq a été cité et la façon dont, ces dernières années, un grand nombre d'éléments du patrimoine ont été envoyés en Grande-Bretagne ou en France pour être protégés. Mais, désormais, je pense que nous pouvons copier notre patrimoine avec la modélisation 3D, ou nous pouvons le protéger avec les NFT ou les outils numériques. Toutefois, nous devrions permettre aux femmes d'utiliser cette technologie pour protéger notre patrimoine. Il est très important de permettre aux personnes de faire partie de ce patrimoine et de le protéger.
L'histoire se compose de récits, et les récits sont souvent écrits par les vainqueurs, notamment dans les zones en conflit. Comment pouvons-nous donc nous assurer que nous utilisons la technologie pour raconter une histoire qui ne reflète pas l'opinion d'une seule partie, notamment dans les zones en conflit ?
C'est une excellente question. En réalité, notre entreprise conçoit des jeux vidéo qui se basent sur des histoires vraies de personnes qui ont vécu l'occupation nazie et la Seconde Guerre mondiale. Lorsque nous mettons au point des jeux, nous essayons, en tant qu'historiens, d'inclure les voix et points de vue des personnes qui sont généralement marginalisés, par exemple, les expériences des femmes, des civils et des enfants, qui ne sont pas généralement représentés, notamment dans les supports de jeux vidéo. Les jeux vidéo présentent généralement une perspective très technique et militaire. Ce qu'il manque est un contexte plus large et le point de vue des civils. C'est pourquoi la narration peut aider à explorer une histoire différemment. C'est vraiment un outil très puissant, car il peut vous permettre de voir certains conflits depuis différents points de vue personnels et intimes, au-delà des faits historiques.
En tant qu'école spécialisée dans les nouveaux médias, pensez-vous que le fossé s'élargit de plus en plus entre la culture contemporaine et le patrimoine ?
Cette question est complexe. Je ne dirais pas qu'il y a un fossé entre la culture contemporaine et le patrimoine. Je dirais qu'aujourd'hui la frontière entre le numérique et le non numérique est en train de disparaître. L'environnement numérique est devenu une partie simple et normale de notre vie quotidienne dans l'environnement non numérique, et il est essentiel pour nous de comprendre les avantages et limites de ces médias et des environnements. Nous voyons, d'une part, une plus grande place accordée aux supports numériques et à la culture numérique contemporaine dans les initiatives mondiales et locales, protégeant le patrimoine, aidant l'organisation et permettant de construire une communauté. Cela est très important puisque ces changements nécessaires viennent s'unir aux efforts réalisés aux niveaux mondial, national et local, ce qui est une évolution tout à fait positive. Mais, d'autre part, il existe plusieurs défis importants auxquels nous faisons face pour ce qui est de la culture numérique contemporaine, notamment dans notre société de plus en plus morcelée, ce que nous pouvons constater sur les réseaux sociaux. Nous sommes témoins d'une polarisation de plus en plus importante au niveau politique.
Un autre défi est, bien entendu, environnemental. Les supports numériques sont une autre forme de production. Leur usage implique également des effets sur l'environnement, notamment dans les pays où les minéraux sont extraits ou où ces technologies sont produites, ou simplement en utilisant juste la technologie numérique. Je pense que cela aura un effet important sur notre avenir. Nous sommes encore en train d'apprendre comment gérer ces deux tendances et les façons d'équilibrer les deux.
Ma question est la suivante : quelle est la relation entre le patrimoine, les valeurs culturelles et la technologie numérique ?
Les valeurs sont différentes entre les cultures, qui, à leur tour, ont leur propre patrimoine. Nous devons nous assurer que nous n'oublions pas les valeurs culturelles lorsque nous numérisons notre patrimoine et le transformons.
Je crois qu'être doté de protocoles pour protéger le patrimoine et la façon dont nos valeurs sont transférées est important et doit être respectueuse des différentes cultures. L'UNESCO et les organisations de l'ONU peuvent aider à établir ce protocole. Mais nous devons nous assurer que nous sommes respectueux des différentes cultures, même si nous ne les approuvons pas.
Par exemple, en tant que femme dans un pays arabe, une de nos valeurs est d'avoir une famille. Énormément de temps lui est consacré ainsi qu'à créer des liens forts. Avec la COVID, de nombreux emplois sont passés en télétravail, ce qui a signifié être prises en étau entre le travail et la maison, et laisser le monde extérieur entrer dans nos domiciles. Par exemple, lorsque nous avons une réunion, nous n'allumons généralement pas la caméra, car nous ne portons pas le hidjab lorsque nous sommes à la maison, etc. C'est ce que d'autres cultures ne comprennent souvent pas. Mais c'est notre culture, et nous ne devrions pas oublier que nous devons respecter les autres cultures même si elles n'ont pas de sens pour nous. Nous devons réfléchir à ces points lorsque nous utilisons la technologie pour garantir qu'il n'y a pas d'élément discriminatoire. Il devrait y avoir une sorte de relation entre le patrimoine, les valeurs et la numérisation, et nous devons garantir que nous transformons nos valeurs correctement.
Où voyez-vous la valeur à l'intersection entre le numérique et le patrimoine ? Quelle serait votre position à cet égard ?
Je suis d'accord avec vous. De mon point de vue, en tant que concepteur de jeux en série, notamment des jeux qui racontent une histoire, je pense que la narration et le partage d'histoires sont un besoin humain très important. Je dirais même que c'est quelque chose qui nous rend humains. Les valeurs sont transmises par les histoires et les récits, et les jeux sont en réalité un lieu de rencontre avec les autres, avec d'autres lieux et d'autres histoires, et pour apprendre de différents points de vue. Les supports numériques peuvent aider à comprendre, apprendre et respecter d'autres cultures et valeurs.
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Cinq sessions de dialogue couvrant cinq thèmes ont lieu en 2022, chacune étant rejointe par des penseurs de diverses régions pour dialoguer en binôme. Ces dialogues interdisciplinaires inspirent de nouvelles visions pour les 50 prochaines années du patrimoine mondial.
